21 juillet 2014

Finalité et chemin des métamorphoses de la libido


Dans le rite agraire du clan australien[1] visant à reproduire la scène du hiérogamos avec la terre, Jung a montré avec évidence, le passage de l’utilisation de la libido du mode sexuel au mode nutritif. Ce déplacement de libido, c’est la formation inconsciente de symbole – ici le trou – qui l’a rendu possible. Il me reste à expliquer pourquoi l’inconscient se met à produire des symboles.

Le symbole est une création de l’inconscient qui permet de produire à la place d’un objet réel, matériel, un objet symbolique. Autrement dit et en simplifiant beaucoup, un objet qui rassemble[2]  les choses de l’esprit et les choses de la nature. Dans le rite fécondateur, le transfert de la libido libre présente dans la tendance sexuelle vers un nouvel objet symbolique extérieur, ici, le sol nourricier a permis de générer de l’énergie. De fait, le clan qui a creusé un trou dans le sol, finit par accorder à ce trou un grand pouvoir magique : pouvoir du mana, pouvoir de l’énergie psychique chargée d’effet divin... Ce mana s’il se transformait en idée permettrait d’accoucher d’une prise de conscience. En raison de son état mental le primitif essayait, en fait, durant cette sorte de hiéogamos avec la terre, d’obtenir modestement de l’énergie magique récupérée, une bonne récolte céréalière. La magie pouvait venir ainsi supplier l’absence de volonté consciente qui caractérise tant la psyché humaine primitive d’un temps aussi reculé ! 

Comme le souligne Jung, l’âme primitive est religieuse, la pensée imaginative[3] caractérise son état d’esprit, et elle est naturellement paresseuse. La quantité d’énergie importante libérée pendant ces rites magiques, néanmoins, pouvait l’aider à s’arracher à la torpeur accablante qui recouvrait son cerveau par manque d’éveil, et à parvenir à le conduire à produire un travail agricole. De plus, comme on peut s’en douter, les puissances surnaturelles : instincts, affects, superstitions, imaginations, magiciens, esprits, démons, dieux nous dit Jung encore, dominent sa vie. Tout ce monde étrange et mystérieux  logé dans sa tête est source d’angoisse et d’inquiétude profonde ; le peril of soul, selon Jung, car l’inconscient collectif fait peur. « L’état naturel n’est vraiment pas la panacée ». L’homme primitif fut libéré de ses angoisses précisément, peu à peu par la formation des symboles. Aujourd'hui, le péril of soul réapparait lorsque par exemple les digues du moi conscient deviennent fragiles ou sautent ; l’inconscient collectif peut alors venir inonder les terres du moi,  et ébranler fortement sa résidence principale,  étant donné que les puissances psychiques, hélas très faiblement différenciées chez l’homme moderne, peuplent encore en grand nombre son autre maison !

Ainsi Dieu merci, une fonction symbolique existe dans l’inconscient, pour faire reculer la barbarie. La plus grosse machine à produire des symboles, c’est la civilisation écrit souvent Jung ; d’ailleurs, ce dernier revient fréquemment sur le début de notre ère, une  période au cours de laquelle les symboles, images et visions du culte de Mithra et du culte chrétien ont permis de stopper le déferlement des instincts archaïques. Les symboles produits à cette époque ont permis, telle une machine à transformer l’énergie de faire monter l’utilisation de l’énergie vers une activité plus noble et plus haute.

Revenons à notre point de départ,  dans les rites d’analogie, tel celui du clan australien cité plus haut, on constate que la libido ne s’est pas simplement déplacée ; elle a aussi régressé, c’est a dire qu’elle s’est tournée vers l’arrière, vers une phase plus ancienne de son utilisation. Elle s’est transformée par analogie mais également par régression du domaine sexuel vers le domaine nutritif. C’est l’occasion d’introduire ici une notion essentielle de la psychologique analytique jungienne, celle du processus de régression. Je  ne ferai que l’esquisser ici tant ce sujet est vaste et complexe.   
La régression pour Jung n’est pas un phénomène pathologique mais une métamorphose de la libido. Elle correspond au reflux de la libido par régression dans des zones psychiques profondes et anciennes. Elle survient lorsqu’un instinct subit une restriction, ou lorsque par exemple il est privé d’objet. Pour ce qui concerne le clan australien, Jung nous dit que c’est l’angoisse liée d’une part au monde intérieur terrifiant et envahissant et d’autre part aux nombreux dangers de la vie dans la brousse qui aurait provoqué une régression et transformation de la libido chez les êtres primitifs.

Le processus de régression est une dynamique thérapeutique majeure dans la psychanalyse jungienne. Dans la pratique clinique, elle peut jeter un éclairage fort utile sur l’origine des maladies et des troubles psychiques. A la base, la libido souhaite s’écouler toujours vers l’extérieur,  c’est ce qui s’appelle en psychologie, l’adaptation à la vie et Jung l’a nommée la progression ou la marche en avant de l’activité mentale. En fait les choses peuvent se gâter lorsque la libido stagne et s’accumule dans le moi car alors elle finit tôt ou tard par reculer et réveiller par exemple d’anciens rapports familiaux. Freud a décrit la peur de l’inceste comme facteur causal des névroses, non sans raison.

Enfin, la particularité de l’analyse jungienne tient à l’existence du processus de la régression de la libido car le reflux de la libido par régression peut aussi mener à une transformation profonde de l’être (le processus d’individuation), dans le sens où quand la libido recule elle peut aussi déterrer des pépites rares. Constatant du reste,  que l’inconscient est capable d’aider les hommes des temps anciens en inventant des symboles, alors que ceux-ci ne possédaient aucune volonté consciente individuelle, prouve avec éclat qu’à côté de la sphère instinctive naturelle il existe aussi à l’intérieur de chaque être individuel, comme l’indique Jung, une sphère spirituelle animée par l’esprit humain ; un esprit sans doute « désirant se connaître », et capable de porter au moment opportun (c’est souvent après 40 ans) l’homme vers un élargissement et une transcendance de son activité culturelle. D’ailleurs, sa manifestation concrète est constamment visible dans les rêves.

Sur la base de ses données, Jung se différencie nettement de son ancien maître, Freud ; ce dernier voyait dans la régression avant tout une fixation à des instincts infantiles, et aucunement une possibilité de transformation de l’être en profondeur (l’individuation), ni même une tentative de réparation créative thérapeutique de l'inconscient. De plus, Feud faisait remonter l’origine de la civilisation à la peur du chef mâle. Poursuivant sa ligne de pensée,  Freud postulait également que l’esprit ne pouvait advenir que par l’éducation et donc par la restriction extérieure de l’instinct, principalement sexuel ; ce qui revient en clair à réduire l’esprit humain à n’être « qu’une mascotte de la sexualité ». Or, pour Jung la sagesse peut et doit aussi naître du développement individuel dans son entier, passant de fait par l’union du couple instinct/esprit existant en germe dans la vie psychique dés la naissance et qui se révèle peu à peu par la formation de symboles.



[1] Voir mon billet précédent
[2] Le mot symbole est issu du grec ancien sumbolon qui signifie "mettre ensemble".
[3] Voir mon billet « Des motifs et des raisons de la pensée primitives"

5 commentaires:

  1. Anonyme5:25 AM

    Bonjour Isabelle,

    Vous écrivez : « Sur la base de ses données, Jung se différencie nettement de son ancien maître, Freud ;...... »

    On lit souvent également ici ou là que Jung fut un (grand) disciple de Freud et son "dauphin", le disciple qui devait prendre un jour la suite du maître.

    Il me semble que Jung n’a jamais été le disciple de Freud mais était un chercheur indépendant de Freud qui avait déjà découvert beaucoup de choses par lui-même avant de rencontrer Freud. Je crois que leur relation n’a jamais été une relation de maître à disciple mais la relation de deux chercheurs et découvreurs indépendants dont les vues convergeaient jusqu’à un certain point, et que si Jung reconnaissait et estimait la valeur de Freud comme pionnier de l’exploration du domaine qui les intéressait tous les deux, il n’a jamais été disciple de Freud car il a toujours conservé son propre point de vue sans s’en remettre "pieds et poings liés" au point de vue de Freud.

    Je crois que cela mérite d’être précisé car ce qui caractérise la démarche de Jung est l’absence de dogmatisme et donc l’absence de soumission à un dogme, que celui provienne de Jung lui-même ou qu’il provienne d’un autre que Jung. La voie de l’individuation, si chère à Jung, n’est pas la voie du disciple, elle est la voie de celui qui se soumet à l’enseignement DU MAÎTRE INTÉRIEUR et ne se soumet pas "pieds et poings liés" au dogme ou/et aux théories proposés par un maître extérieur.

    Cette "non soumission" à un maître extérieur est essentielle pour suivre la voie de l’individuation que Jung invite chacun à suivre s’il le veut et s’il le peut.

    Amezeg

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  2. Anonyme8:19 AM

    Erratum – Petit mot sauté lors de la frappe : " ......et donc l’absence de soumission à un dogme, que celui-CI provienne de Jung lui-même ou qu’il provienne d’un autre que Jung."

    Amezeg

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    1. Merci Amezeg d’apporter cette précision sur la démarche de Jung, très importante mais encore largement méconnue !

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  3. Maintenant que le site est en ligne, même si il y a des années de travail en perspective, je vais pouvoir lire encore plus attentivement tes textes que je trouve vraiment intéressants et très personnels. Amitiés.

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  4. Ravie, chère Ariaga, de lire que tu trouves mes textes intéressants l
    Longue et belle vie à ton nouveau site que je vais vite rentrer dans mes liens favoris
    Amitiés,

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