14 février 2015

Cronos-Saturne et la mélancolie

"La mythologie en général recèle tous les trésors dont rêve le psychologue, à cause de la variété et de la richesse de ses images" écrit Augusto Vitale dans "Pères et mères - L’archétype de Saturne ou la transformation du père".  

Je partage tout à fait l’avis de cet auteur ainsi que son analyse du mythe de Cronos-Saturne qu’il associe au tableau clinique de la mélancolie et de la dépression profonde.

"[1]La mélancolie consiste en une tristesse profonde et sans motif, en plus d’une inhibition de toutes les activités psychiques. Toute énergie instinctuelle est inhibée. Le patient ne désire plus rien. Il se sent vide de capacité productive et déplore son insuffisance, son insensibilité et son manque de goût pour quoi que ce soit. Dans sa profonde tristesse, le monde lui semble terne et sans intérêt. Il ressasse le passé et se sent profondément coupable. Le présent ne lui offre que des soucis et l’avenir n’est pour lui que ruines et désolation. A ce stade de la mélancolie, l’anxiété et le désespoir ressentis par l’individu peuvent le mener au suicide".

Comme l’indique Augusto Vitale, la mélancolie est un état d’âme indifférencié, élémentaire qu’il n’est pas étonnant d’en retrouver "le motif dans une amplification mythologique également primitive et archaïque" telle que l’illustre le mythe de Cronos-Saturne.

En effet, Cronos, dernier rejeton du couple originel Gaïa et Ouranos fait parti des Titans. Dans la mythologie grecque, les Titans  appartiennent à la première race divine dits les premiers dieux individualisés. 
Nous sommes loin du stade du héros souligne Augustino Vitale. Pour Jung, je rappelle que le héros est un symbole de la libido en tant que figure humaine et représente l’être qui suit la route de son propre destin individuel et qui y parvient en s’extirpant du passé infantile. 

Cronos, loin d’être un héros, il est néanmoins le seul titan qui osera se révolter contre son père (le ciel), à la demande de sa mère (la terre) furieuse, cette dernière, de retenir en son sein ses 12 enfants, qui, faute de pouvoir sortir de son ventre la gonflent la compriment et la compressent[2]

Elle dépose alors dans les mains de Cronos enfoui dans son ventre, une faucille et demande à ce dernier, au moment où Ouranos s’unira à elle, de lui couper son membre virile. Au moment où il est châtré, Ouranos pousse un hurlement de douleur ce qui l’éloigne fortement de Gaïa.

En castrant le père primordial, le dieu Cronos occupe la place de celui qui est à l’origine d’un acte de séparation, séparation qui fait suite à une longue période de souffrance et d’enfouissement dans le ventre maternel. C’est lui qui a permis également de débloquer le temps ; le temps qui renvoie à l’inévitable vieillesse et déchéance. La conscience de la mort que l’on retrouve très présente chez le sujet mélancolique. 

Cronos a permis d’illuminer le ciel obscur et de donner naissance à un monde différencié ; que l’on retrouve aussi dans la conscience et la lucidité mentale exagérée du mélancolique.  Son excès de conscience l’éblouie et se transforme en "lucidité dangereuse qui paralyse chaque mouvement vers l’avant par sa vision d’un échec catastrophique". Le mélancolique ne vit plus et cependant ne peut mourir. Il voit tout trop clairement sans pouvoir agir. Rappelons que Cronos n’est pas encore un héros, mais un vieux dieu et patriarche rusé, révolté, égoïste et pessimiste, doté d’une introspection épuisante.    

Cronos devra aussi porter le souvenir et la mémoire de la faute, de la peur du châtiment et de la culpabilité qui vont avec. Le poids de la mauvaise conscience issue de par le fait que Cronos a acquis son existence au prix de la mort de son père et du déchirement de l’unité indifférenciée de ses parents.

Dans un second temps, Cronos devient le roi des Dieux. "Il devient un être indépendant, contradictoire, dangereux et problématique". Gaia l’ayant prévenu qu’il risquait de devenir lui même victime de ses enfants ; dés qu’il a un enfant, il l’avale et le dévore. Ayant fait l’expérience douloureuse dans la première phase du père qui faisait obstacle à sa libération de la matrice fertile et contenante, il a peur à présent d’être détrôné. Il craint par dessus-tout de perdre le pouvoir. Cronos exprime l’individu qui s’enferme, résiste, essaie de stopper le temps, qui a peur de changer de forme, de céder sa place. Il refuse la transformation et tend à préserver sa propre conservation.

L’étrange intervention du "maître des âmes" est néanmoins absolument nécessaire au développement de tout type de conscience et en ce sens est un bien pour l’homme. Il ne peut y avoir de transformation sans souffrance. Car dans "le seigneur des âmes" l’esprit demeure emprisonné. 

Le fort potentiel de transformation présent dans l’image archétypale de Cronos-saturne se retrouve dans l’image qui lui appartient, celle du plomb menant à l’or ; et dans la mythologie dans la phase finale de l’Age d’Or qui est celle de la dernière transformation du titanique dévoreur d’enfants, maintenant devenu "l’ami des hommes et leur guide sur le sentier de la paix et de l’amour".   

"Cronos-Saturne, l’étoile de la dépression, de la séparation, de la souffrance morale et de la culpabilité  représente le moment négatif et nécessaire au processus d’individuation " écrit Augustino Vitale.

Qu’elles viennent de l’extérieur ou bien d’une peur intense incomprise, la douleur et la souffrance caractérisent l’état naturel de Cronos. 
Mais les tensions peuvent s’apaiser lorsque l’on sait qu’elles ont un but et un sens.  "Dans les ténèbres profondes de Saturne se cache la lumière des lumières et la teinture de la vie baigne dans cette putrifaction ou dissolution de destruction. Ah! ne détestez pas ces ténèbres mais persévérez en leur sein avec patience, dans la souffrance et le silence jusqu’au jour où leurs tribulations seront terminées et où le germe de la vie s’élancera vers le jour, se sublimera, se glorifiera, se transformera en blancheur, se purifiera[3].. ".




[1] K. Jasper Psychopathologie générale, Puf, 1964
[2] L’univers Les dieux Les hommes, JP Vernant
[3] John Pordage, cité par Jung, dans Psychologie du transfert.