28 avril 2013

Connaître par le vécu subjectif


En 1912, dans  "Métamorphoses de l’âme et ses symboles", la théorie de la libido n’est pas bien construite encore. Sa mise en forme reste à venir. Jung en fixera les contours précis et avec toute la rigueur scientifique voulue dans l’ "Energétique psychique" (1928). 

Dans "les Métamorphoses", son approche suggère l’expérience vécue. Plus précisément, Jung se livre à l’analyse et l’étude d’une intensité vécue propre à produire spontanément une multitude d’images ; c’est pourquoi nous voyons apparaître un Carl Gustave Jung  qui épanche, en liberté, un flot ininterrompu d’images et représentations puissantes de la libido.   N’écrit-il pas dans sa préface de 1950 : "Ainsi les Métamorphoses tombèrent sur moi comme une avalanche impossible à contenir". Nous comprenons mieux, dés lors, pourquoi Jung, dans ces pages, centre ses investigations sur un nombre faramineux de représentations en images mythologique, religieuses, philosophique du phénomène de l’énergie. Certes, nous ne pouvons pas enfermer la libido dans une seule définition mais nous pouvons néanmoins, grâce au médium dans lequel apparaît l’énergie, en saisir ses différents traits et possibilités. Je vous propose un déroulé rapide des traits les plus saillants de la libido, que je commence, ci après, par l’ébauche du caractère subjectif et affectif de la libido. Nous verrons, par la suite, comment la libido se met en scène en particulier par l’image et par le mythe.

L’expérience intime
La libido, elle qui n’occupe aucune étendue spatiale, prend vie et forme dans le monde intérieur individuel. Elle parvient à sortir, certes jamais directement, par du senti, de sorte qu’elle résulte toujours d’un vécu personnel – conscient ou non – donc d’un vécu subjectif et sensible. Elle est basée sur le principe de l’expérience que l’on doit entendre au sens d’une expérience intime. Elle mobilise, en ce sens,  et fait intervenir la réalité intérieure et subjective individuelle. Elle fait l’objet d’un senti puissant et profond, car la libido est, ne l’oublions pas, une intensité énergétique ; de ce fait,  elle mobilise et met en scène, en tout premier lieu l’affect. A travers elle, on éprouve et on vit en soi même ce qui nous arrive, c’est ainsi qu’intervient le domaine du senti. Un domaine, avance Jung, faisant intervenir la fonction sentiment. Ce qu’il nomme plus précisément, un sentiment de valeur. Enfin, le domaine du senti se distingue très clairement de l’observation minutieuse des phénomènes menée à distance par les expérimentalistes.

Pour illustrer comment dans le passé la philosophie, par exemple, a tenté d’exprimer et d’extérioriser le senti intérieur émanant de la libido, Jung évoque à très juste titre me semble t-il, le principe ultime dit l’Un de Plotin.

L’Un, l’intellect et l’âme
Plotin, né en 205, est le fondateur de l’école néoplatonicienne. Sa doctrine a permis d’introduire l’expérience spirituelle dans la philosophie, et a profondément influencé le christianisme. L’Un, l’Intellect et l’âme sont notamment les trois hypostases ou niveaux que reprendront les Chrétiens pour désigner les trois personnes de la trinité. L’Un comparable au père, l’intellect au fils, l’âme universelle au Saint Esprit.

L’Un première hypostase est "antérieur à tous les êtres" écrit Plotin,

"Il est la puissance de tout ; s’il n’est pas rien n’existe, ni les êtres ni les intellects, ni la vie première, ni aucune autre. Ce qui est au-dessus de la vie est cause de la vie ; l’activité de la vie qui est tout l’être, n’est pas première ; elle coule en lui, comme d’une source. Imaginez encore la vie d’un arbre immense ; la vie circule à travers l’arbre tout entier, mais il siège dans les racines ; ce principe fournit à la plante la vie dans ses manifestions multiples ; lui même reste immobile ; et n’étant pas multiple, il est le principe de cette multiplicité "[1].

Plotin, plus loin, compare l’Un à la lumière, l’intellect au soleil, l’âme à la lune. L’Un principe ultime, absolument indicible et  inintelligible produit et contient néanmoins les deux autres niveaux, l’intellect et l’âme. Les trois principes émanent en fait les uns des autres. L’une des innovations majeures pour l’époque, introduite par Plotin, est la néantisation de l’existence d’une coupure radicale entre Dieu et le monde sensible. Ce qui permis en d’autres termes, de balayer d’un revers de main le dualisme manichéen entre l’ici d’Aristote et le là-bas de Platon.

De plus, Plotin,  concentre tous ses efforts à faire émerger l’expérience de la transcendance par l’approfondissement de l’intériorité – le vécu intérieur donc. Ainsi commence le traité VI des Ennéades consacré à la descente des âmes dans les corps :

"Souvent lorsque je m’éveille à moi même en sortant de mon corps, et qu’à l’écart des autres choses je rentre en moi, je vois une beauté d’une force admirable ".

La beauté qui est soulignée émane ici de l’être intelligible, soit la deuxième hypostase grand réservoir des formes éternelles. L’âme universelle, troisième hypostase, est chargée de recevoir ces formes et de les développer dans le sensible. Elle a chez Plotin "un penchant à l’être séparé et à la divisibilité, condition sine qua non de tout changement, de toute création et propagation" ; elle est "un tout infini de vie" et toute énergie donc.

L’amour de l’intériorité
L’intensité (énergétique) comparable à la beauté de là-bas pour Plotin, est perceptible dans l’intériorité profonde de l’ici-bas :

« Ce qu’on aime véritablement est là-bas, et on peut s’unir à lui, en participant à lui et en le possédant vraiment et non pas à la faveur d’une étreinte charnelle et extérieure. - Quiconque a vu sait ce que je dis -  à savoir que l’âme reçoit alors une autre vie, quand elle s’approche de lui, lorsqu’elle y parvient et en participe : de sorte que, dans cette disposition, elle sait que celui qui procure la vie véritable est présent, et qu’elle n’a plus besoin de rien. Il faut en revanche abandonner tout le reste, se tenir en lui seul et devenir lui seul, en retranchant toutes les autres choses qui nous entourent, au point de nous efforcer à sortir d’ici-bas, et à ne plus supporter d’être attachés à quelque chose d’autre, pour l’étreindre avec la totalité de nous mêmes, sans qu’il reste aucune part de nous qui ne nous mette en contact avec la divinité. Il est vrai que dés ici-bas, on peut voir l’Un et se voir soi même, dans la mesure où il est licite de voir ; on se voit soi-même illuminé et rempli de lumière intelligible ou plutôt, on se voit comme la lumière elle-même, pure, sans pesanteur, légère, car on devient dieu, ou plutôt, on est dieu ; on est alors enflammé, mais si l’on s’alourdit à nouveau, c’est comme si l’on s’éteignait. »[2]     

Ce texte rend, il me semble, un vibrant hommage au senti intérieur manifesté par l’existence du phénomène de l’énergie. L'ici-bas de Plotin parvient, je trouve, aisément à rendre sensible l'intériorité vécue individuelle. Comme Plotin, n’était pas un psychologue mais un métaphysicien, il ne fut certes pas conduit à découvrir qu’il exprimait sans doute dans son senti, les manifestations de la libido. Dans le dernier texte, Plotin, nous livre également la charge affective de l’énergie psychique, qu’il compare à la lumière.

Ailleurs, souligne Jung, Plotin compare la libido au nectar, analogon du soma, boisson de la fécondité.  « Ce qui est enclos dans l’intellect se développe en tant que logos dans l’âme universelle, la remplit de contenus et la rend en quelque sorte ivre de nectar ».

D’évidence,  la comparaison qu’établie Jung entre le vécu subjectif de la libido et la doctrine de Plotin ne donne guère envie d' appeler la libido jungienne un concept théorique. On peut effectivement dire que dans les Métamorphoses, la libido n’est pas un concept pur. Mais précisément, dans le vécu intérieur personnel et subjectif, elle n’est pas un concept mais une réalité. C’est pour témoigner de cela, je pense que Jung, fait défiler sous nos yeux et dans notre cœur des images de libido.

Une théorie de l’expérience
Si nous rajoutons à la comparaison néoplatonicienne que nous venons de voir, celle que fait également Jung avec le concept de la Volonté de Schopenhauer, déjà citée dans un précédent billet, nous comprenons alors pourquoi on reprocha à Jung d’être vitaliste[3]. Sur cette question je m’associe pleinement à l’analyse que fait Susanne DELORD-KACIREK. Lorsque Jung aborde de nouveau le problème de la libido dans l’Energétique psychique, par tout un travail de théorisation, il a réalisé, en quelque sorte, le deuil de l’hypostase de la libido ; Jung d’ailleurs, l’exprime  dans son mea culpa in l’"Energétique Psychique", car en comparant la libido à la Volonté d'être de Schopenhauer, en la parant - certes de façon imagée - de certitude métaphysique n'a-il pas prêté le flanc à la critique  :

 "La libido par laquelle nous opérons n’est ni concrète, ni connue, mais elle est véritablement un X, une pure hypothèse, une image ou un jeton, aussi peu concrètement saisissable que ne l’est l’énergie du monde des représentations physique. Libido n’est rien d’autre qu’une expression abrégée pour dire mode de considération énergétique. Cependant, en conservant à cette notion de libido tout son relief imagé, je la traitais comme s’il s’agissait d’une hypostase. En ce sens je porte la responsabilité des malentendus".

Ce deuil nous dit Susanne DELORD-KACIREK, de l’hypostase, constitue néanmoins  "une articulation majeure de la psychologie analytique, aux conséquences cliniques importantes : nous pouvons penser, en effet que ce deuil est l’épreuve à vivre qui permet la sortie de l’imaginaire pour accéder à l’ "ordre" symbolique". L’ordre du non encore connu, je suppose, correspondant, dirons nous, à l’ordre de la différenciation. Une position que les patients, dans la clinique, ne parviennent pas toujours aisément à rallier.   
Cela étant, une perception endopsychique de la libido paraît être une condition préalable et nécessaire pour rendre opérative la méthode clinique jungienne ; et inversement l’opérativité de la méthode devient possible si elle s’enracine dans l’expérience vécue. C'est pourquoi, la théorie jungienne de la libido apparaît en première analyse, comme une théorie de l'expérience.    



[1] Ennéades, III, 8, 9, trad. E.Bréhier - Les Belles-Lettres - 1925.
[2] Plotin, traité 9, ch.9, trad. F. Fronterotta, Garnier-Flammarion, 2003
[3] Le vitalisme conçoit la vie comme de la matière animée par un principe vital - voir l'élan vital de Bergson.



© 2013 Copyright Isabelle Basirico - Reproduction interdite - tous droits réservés -

17 avril 2013

L’ambition de la pensée énergéticienne


Si je m’attarde longuement sur le concept de libido définit par Jung, c’est parce que j’estime qu’il est fondamental. « Tout se passe comme si on ne pouvait parler de la vie psychique sans penser en termes d’énergie » nous dit très justement Susanne Delord-Kacirek[1]
La libido, grande force génératrice de sens caché, est également un concept fondamental parce qu’elle anime – rend vivante - et articule la psychologie analytique.  L’énergétique jungienne correspond à une démarche de connaissance précise, originale et très structurée des processus psychiques.

De façon générale, l’apport essentiel de Jung dans ce champ conceptuel, n’est guère mentionné dés qu’on prononce son nom. Perdure à son sujet seulement l’idée automatique du litige l’ayant opposé à Freud sur la question du caractère sexuel ou non de la libido. Certes la théorie de la libido fut décrite par Jung, dans ses débuts, beaucoup en réaction à la position unilatérale et sexualiste tenue par Freud. Mais voilà, Freud était lui aussi un énergéticien, acharné et subtil, des phénomènes psychiques ; et nous savons tous que c’est sa théorie sexuelle qui fut remarquée et peu à peu appréciée par la médecine scientifique de son époque.

De fait, l’on comprend aisément combien difficile pour Jung fut l’épreuve de son éloignement du grand fondateur de l’énergie psychique. Toutefois, en dépit de l’hostilité ambiante,  il œuvra d’arrache-pied pour tenter de fonder sa propre science toute balbutiante ; poussée puissante, poussée débordante d’une science que l’on découvre avec délice dans "Métamorphose de l’âme et ses symboles". On comprend, aussi,  qu’il fut fort occupé ensuite et ce jusqu’en 1930 à produire une théorie acceptable par la communauté scientifique. Pour finir, il fut vivement critiqué et mal critiqué. Freud l’accusa même de rétrograder la psychanalyse, ce qui est totalement faux bien entendu. Cette accusation et bien d’autres proviennent d’une méconnaissance totale des caractéristiques fondamentales de la théorie de la libido. 

Ce qui échappe, précisément, aux non connaisseurs de la théorie jugienne de la libido, c’est qu’elle sert à appréhender les processus forcément mouvants-vivants de la psyché humaine. Ecoutons à nouveau Susanne Delord-Kacirek, grande spécialiste de la pensée énergéticienne de Jung : "Nous pouvons nous attendre à une grande mouvance de la théorie de la libido. Comment en serait-il autrement puisque l’ambition de la pensée énergéticienne est justement d’appréhender le mouvant,  quoi de plus mouvant que l’infinie variabilité de la vie psychique".  

De plus, en introduisant l’idée selon laquelle la libido est un véritable X (voir ici), Jung a renoncé  "volontairement au rêve de puissance qu’alimente la prétention à la connaissance".  De sorte que l’on ne peut guère prétendre qu’il ait cherché à enfermer sa théorie dans un dogme, une foi, ou dans une quelconque affirmation métaphysique. Nous trouvons juste l’éloge d’un X. Jung à créé la science du mouvant applicable au psychisme, la science de ce qui advient, et donc de se qui se transforme par et dans l’inconscient. Tâche ardue, à n’en pas douter, s’agissant de mettre en mot et dans un style clair et concis l’ampleur de cette mouvance psychique ; l’exercice se révèle être une véritable réussite chez Jung.

SDK nous dit encore, « la théorie de la libido est d’abord une théorie des transformations psychiques, qui vise en même temps leur mise en œuvre ». C’est vers l'explication de cette transformation de la libido que je souhaite conduire peu à peu mes lecteurs. Pour ce faire, je continuerais à m’appuyer sur l’ouvrage grandiose de Jung, "Métamorphose de l’âme et ses symboles". Enfin, comme d’habitude mon travail se fonde sur ma compréhension personnelle et globale des textes de Jung.



[1] Le concept de libido selon C.G.Jung - Susanne DELORD KACIREK in Cahiers jungiens de psychanalyse, n° 28 (1980)

Illustration : aquarelle "Mouvance" de Françoise Dubourg (www.francoise-dubourg.com)