Jung et Freud vont collaborer, au début, sans aucun problème, pendant un long moment, de 1906 à 1912. Au début, tout baigne entre eux ; Jung qui a 19ans de moins que Freud, est fasciné : "Freud, écrit Jung, était la première personnalité vraiment importante que je rencontrais. Je le trouvais extraordinairement intelligent, pénétrant, remarquable à tous points de vue". Et Jung devait apparaitre comme le dauphin idéal. Une projection parentale très positive a beaucoup joué dans la formation de leur liaison d’amitié.
Un lien fort s’est établi entre les deux hommes aussi pour des raisons théorico-cliniques. Jung a, en effet, suivi son maître, dans la mesure ou ses expériences d’association concordaient avec les théories de Freud (1). Mais comme chacun le sait leur rapprochement théorique s’est arrêté là, au mécanisme du refoulement. Jung a tout de même écrit en 1906, la psychologie de la démence précoce en appliquant sur ses patients les conceptions théoriques de Freud.
En fait, on a tellement glosé sur leurs différends, qu’on en oublie combien ces deux hommes pendant un temps assez long finalement avaient marché main dans la main : Jung a été le 1er président de la société internationale de psychanalyse et il a écrit les statuts du règlement intérieur de l’école freudienne.
Donc, je visualise bien le Jung de cette époque : téméraire mais très dévoué et investi malgré des doutes récurrents et déterminé à sortir des sentiers battus ; il sait qu’il doit renoncer à sa future carrière universitaire (2). Il sait qu’il fait le choix de la vérité mais il ne sait pas encore que ce choix va le conduire à vivre une rupture difficile, l’isolement, puis une expérience intérieure intense et profonde qui constituera les matériaux de base vivants de son œuvre écrite.
La position intérieure de Jung au contact de Freud est très instable ; une position qui va beaucoup évoluer après la rupture entre les 2 hommes.
Tant que leur lien d’amitié n’était pas rompu, et donc que la confrontation avec son propre inconscient n’avait pas eu lieu, on perçoit un Jung qui oscille entre deux pôles ; entre le dévouement de sa personnalité une, et les doutes et les scrupules de sa personnalité seconde.
Mais il va beaucoup changer après la rupture ; on peut peut-être dire qu’avant la rupture, sa vie consciente était beaucoup trop chargée d’idéaux pour parvenir à se relier aux processus internes inconscients. C’est ce qu’explique Aimé Agnel, dans son dictionnaire Jung, il écrit "l’identification du moi à la persona en tant qu’élément de la psyché collective empêche toute relation consciente avec les processus internes".
Le principal point de divergence qu’il y eut entre les deux hommes, fut la question des phénomènes religieux ; une divergence qui se solda donc par leur rupture définitive en 1913. Il faut tout d’abord rappeler l’attachement profond de Jung au religieux et aux phénomènes parapsychologiques ; Jung a toujours été submergé par le sentiment religieux ; petit déjà il était obsédé par l’idée de dieu ; étudiant, il a participé à des séances de spiritisme avec sa cousine qui avait des dons de médium. Et, il y a sa thèse de médecine intitulée, Psychologie et pathologie des phénomènes dits occultes (3).
Donc ce n’est guère étonnant que dans le domaine psychologique, Jung ait commencé par s’intéresser aux contenus numineux de l’inconscient, qu’il appellera les archétypes, ces formes et possibilités autonomes de connaissance et de conscience, chargées d’énergie, et produisant des images, des images en particulier religieuses. En dehors de ces productions, pour Jung l’inconscient c’est quelque chose de pas définissable (4), "une réalité dont on ne peut rien dire (5)"
Lorsque l’on connait ses bases religieuses, on comprend tout à fait que Jung ne pouvait que se montrer très critique face à la partialité, l’exagération et l’unilatéralité d’un Freud qui était entrain d’échafauder sa théorie sexuelle en privilégiant qu’un seul angle de vue : l’angle de vue biologique ; tout imprégné et séduit qu’il était par le scientisme de l’époque.
Freud se voulait scientifique, et pourtant il a érigé comme un dieu un seul instinct, l’instinct sexuel (6), l’instinct sexuel comme seule explication de l’âme humaine. La disproportion des idées sexuelles trahit pour Jung la présence chez Freud, d’un numen (7) et me fait penser à une inflation psychique. L’apothéose de la fin survint lorsque Freud demanda à Jung de faire de la sexualité un bastion inébranlable contre le flot de la vase noire de l’occultisme ! (8)
Freud voulait endiguer et expliquer le religieux par la psychanalyse ; une position absolument intenable pour Jung.
Telle était l’intention originelle de Freud, affirmer que le religieux résulte du refoulement de la sexualité ; cela revient à penser un inconscient extrêmement réduit et très concrétisé ! Et instaure l’unilatéral et la réduction qui caractérisent la psychologie personnaliste de Freud et d’Adler, et qui donnera lieu à une expression très utilisée par Jung : l’expression ce n’est rien que.
Penser ce n’est rien que de la sexualité revient à mettre sous cloche notamment le religieux ; aussi Quand on parle du seul aspect extérieur, nous dit Jung, conséquence inévitable, "une réaction naît dans l’inconscient" ; d’où comme conséquence chez Freud, la proportion élevée de son irréligiosité. Mais aussi de son amertume, remarque Jung, car en luttant contre le religieux il luttait contre lui-même. En fait, les réactions unilatérales et extrêmes de Freud, vont corroborer, l’existence chère à Jung, du couple de contraire sexualité/spiritualité : Pour Jung, Freud n’a vu que la manifestion extérieure de la sexualité et non en même temps sa manifestion intérieure et spirituelle.
Jung voyait et Freud n’a pas vu, non plus, que la théorie de Freud et d’Adler se contrebalancent, comme se contrebalancent dans toute âme humaine, les deux instincts puissants que sont, l’Éros défendu par Freud, et la force d’affirmation de soi ou l’instinct de puissance, défendu par Adler. L’un est une restriction pour l’autre. Ce sera une notion-clé pour Jung, la dynamique de la compensation présente dans la psyché. Ses 2 instincts, sinon, conduiront Jung à l’étude des deux types : extraverti et introverti (9).
Mon but, dans ce texte, était de montrer pourquoi Freud et Jung ne se contredisent pas, ne s’opposent pas, contrairement à ce qu’on lit souvent. Les deux hommes ne parlent tout simplement pas du même inconscient. Freud parle de l’inconscient de la névrose, et pour lui le religieux n’est qu’une illusion (10). Jung, lui, regarde les choses d’un autre endroit ; il étudiera l’inconscient des archétypes, un inconscient en lien avec une âme changeante, d’où sa conception future de la fonction religieuse et créatrice de l’âme. Il étudiera les phénomènes religieux tels qu’ils sont profondément vécus et ressentis de l’intérieur. Bref, pour comprendre tout ce qui va venir, je trouve que comprendre les raisons de la rupture entre Freud et Jung, ouvre et prépare bien, à la pensée profondément religieuse de Jung.
[1] la censure et le refoulement comme causes des maladies mentales
[2] Jung a été nommé privat-docent
[3] Ne pas oublier aussi que Jung était fils et petit-fils de pasteur !
[4] Voir le concept de libido dans Métamorphose de l’âme et ses symboles – Jung -
[5] L’expérience intérieure - M. Cazenave,
[6] La sexualité était pour Freud une réalité numineuse
[7] La présence d’un dieu caché
[8] Voyez-vous, nous devons en faire un dogme, un bastion inébranlable contre le flot de vase noire de l’occultisme ! Cette phrase ébranla pour Jung leur amitié : Je savais que je ne pourrais jamais faire mienne cette position - dans Ma vie -
[9] Voir Types psychologiques – Jung -
[10] Voir l’Avenir d’une illusion - Freud -