01 novembre 2025

La souffrance psychique et le début du processus d’individuation






Je souhaite aborder ici le thème de la souffrance psychique, car elle joue un rôle central dans le processus d’individuation. 

 Pour illustrer mon propos, je partirai d’une situation que je connais intimement, pour l’avoir moi-même vécue et rencontrée à maintes reprises dans ma pratique clinique. 

Il s’agit de la détresse ressentie par les parents, mais qu’ils n’osent pas partager avec leurs enfants. Ils la taisent par pudeur, par peur ou par nécessité, la gardant ainsi cachée derrière un mur de silence. 
Dans ces familles, il devient souvent vital de réinventer rapidement une vie « normale », lisse, comme si rien ne s’était produit. Ce silence s’installe toujours avec une intention bienveillante : celle de protéger les enfants des épreuves du passé, jugées trop lourdes ou trop douloureuses. 

Voici, en quelques mots et en guise d’exemple, mon propre vécu. 
Avant ma naissance, ma famille a fait face à l’exil et au déracinement. Pourtant, mes parents n’ont jamais évoqué la détresse qu’ils ont traversée : la douleur d’avoir quitté leurs proches, la perte de leurs repères, l’abandon de leur cadre de vie rassurant. J’ai grandi dans ce silence, dans une atmosphère d’anxiété constante. 
Car, mes parents, malgré des conditions de vie sûres et ordinaires, vivaient toujours dans la peur : peur de mourir, peur du danger, peur de perdre ce qu’ils avaient reconstruit. C’est le propre de l’anxiété que de survivre à l’événement qui l’a engendrée. Elle devient une réponse psychique et corporelle — palpitations, maux de ventre, tension diffuse — à un danger qui n’existe plus, mais dont la trace demeure inscrite dans la mémoire du corps. 
Et, comme dans de nombreuses familles où la souffrance parentale reste inexprimée, ce qui n’a pas été mis en mots finit souvent par se dire à travers le corps de l’enfant. Les émotions tues se transforment en symptômes, en maux psychosomatiques, parfois même en maladies auto-immunes à l’âge adulte. 
Le corps de l’enfant devient alors le réceptacle de la souffrance psychique qui n’a pu être partagée avec personne d’autre. 
J’ai fini moi-même par laisser la peur me dominer. Cette peur a été un frein dans ma vie, mais a aussi servi de moteur dans ma quête intérieure de sens et de connaissance. Et comme beaucoup de personnes, je suis entrée dans la psychologie des profondeurs de Jung par la porte étroite de la souffrance — une souffrance amplifiée par le travail intérieur que mes parents n’avaient pas pu entreprendre. 

Or, et c’est ce que j’ai découvert au fil de mon propre cheminement, lorsqu’une souffrance est enfin approchée, regardée sans fuite, elle va peu à peu se transformer. Par les images, les rêves, les projections, jusqu’à ce que l’énergie de la souffrance entre dans un contenant symbolique. 

Le symbole, au sens jungien, n’est pas une simple métaphore : c’est une forme vivante où l’énergie se fait langage. Il est la matière à partir de laquelle on peut amorcer le travail de mise en sens, et ce travail peut prendre plusieurs années. 
C’est là que l’on réalise progressivement que, tandis que le symptôme confine, le symbole tisse des liens ; alors que l’angoisse éparpille, le symbole rassemble. Il marque ce passage subtil où la douleur brute se transforme en souffrance symbolique — le moment où l’âme commence enfin à respirer à nouveau. 

Le souffrir cesse d’être un état subi ; il devient une matière première vivante qu’il faudra transformer. En alchimie, on l’appelle la «nigredo». Le processus profond qui s’opère ne vise pas à faire disparaître la souffrance ; il cherche à la métamorphoser. 
Il accompagne le mouvement qui permet à l’énergie jusque-là retenue de retrouver sa circulation, sa respiration, sa dimension de sens. 

Ainsi, ce que nous appelons «guérison» pourrait ne rien être d’autre que cela : lorsque l’énergie de la souffrance se transforme en énergie de conscience ; elle devient le creuset même de la conscience.